Tout ce que je suis

 

Tout ce que je suis


Ecrit par Anna Funder

Titre original : All that I am

Editions Héloïse d’Ormesson, 492 pages


 

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Avec l’avènement du Troisième Reich, l’existence insouciante de quatre jeunes Berlinois bascule. Persécutés, ils s’exilent en Angleterre.

Depuis Londres, ils tentent d’alerter le monde, désespérément aveugle, sur la terrible menace que représentent Hitler et le régime nazi.

 

Inspiré d’une histoire vraie, Tout ce que je suis met en lumière la destinée héroïque et tragique de ce petit groupe de militants qui organisèrent au péril de leur vie une résistance acharnée contre la cruauté indicible. Un extraordinaire roman où amour et aveuglement se confondent dans un ballet d’ombres.


 

 

 

 

 

 

Dans la plupart des romans, la narration respecte tout au long du récit le temps grammatical employé dès les premiers verbes. On découvre généralement l’univers d’un personnage – le lecteur est comme immergé dans la vie de celui-ci : ses amours, ses tracas, ses faiblesses – puis viennent les dernières pages et l’on quitte ce personnage sur un bonheur, un mariage, un voyage : bref, sur un événement qui clôt glorieusement le récit et apporte une satisfaction attendue au lecteur. Cependant, après cette dernière page, les personnages continuent d’exister – au moins dans l’imagination de l’écrivain – et libre à chacun de rêver la suite. 

Tout ce que je suis déroge à ce schéma classique. Grâce à une double narration, les époques se croisent et les temps nous jouent des tours : le présent revit le passé, et le passé se souvient d’un passé lointain. Les personnages, découverts sous différents angles temporels, sont comme mis à nus. Anne Funder propose un récit minutieusement réfléchi et agréablement soigné, qui ne laisse aucune question en suspend lorsque l’on tourne la dernière page : il s’agit vraiment d’un excellent roman.


« Un colis FedEx sur le paillasson. Je me penche tant bien que mal pour le ramasser, avec ma patte raide : imaginez une girafe chauve dans une robe de chambre sans nom… Je plains le passant qui pourrait m’apercevoir, pauvre gloire avec ses trois poils de cul sur la tête. Un frisson de plaisir pervers me traverse à cette idée, puis je me dis que les enfants pourraient me voir, et là, non merci, je n’ai aucune envie de les épouvanter. »


Le roman commence de manière inattendue par le récit teinté d’humour d’une dame presque centenaire qui raconte son quotidien au présent de l’indicatif. Si celui-ci n’a rien de drôle et semble morne et insipide, elle parvient à le rendre intéressant en maquillant sa souffrance ainsi que la détresse de sa vieillesse par une bonne dose d’autodérision comme seules les personnages âgées peuvent le faire. Le récit est parfaitement honnête et le rire est franc. On tourne les pages et l’on découvre Ruth : sa maladie, sa maison, sa calvitie, sa femme de ménage. Le récit s’attache aux plus petits détails et l’on s’impatiente quelque peu de ce récit qui piétine : qu’il est difficile de réaliser combien la vieillesse rend la vie fade et insignifiante. 


« J’adore Central Park. En ce moment, un homme juché sur une caisse à savon harangue les passants, et tente de les rassembler comme des papiers chassés par le vent. Je connais ce sentiment, ces yeux qui hurlent « le monde m’appartient, arrêtez et écoutez moi, je peux tout vous révéler ». C’est cette promesse, d’une pensée tout juste éclose, d’une foi nouvelle, que fait l’Amérique à tous ses nouveaux arrivants. »


Le deuxième chapitre s’ouvre sur un nouveau personnage : Toller, qui prend le relais de la narration. Sa voix masculine est moins fraîche, moins drôle : il semble vieux et fatigué, engoncé dans le fauteuil d’une chambre d’hôtel. C’est un vieux bonhomme qui souhaite apporter quelques modifications au récit autobiographique qu’il a écrit quelques années plus tôt et ainsi faire revivre par la magie des mots son amour disparue. On découvre sa vie à l’hôtel, encore plus terriblement morne que la vie toute ridée menée par Ruth, et on fait brièvement connaissance avec sa secrétaire, Clara. Lorsque Toller commence à dicter quelques phrases à celle-ci, on comprend que non seulement son récit, mais également tout son existence sont imprégnés par la politique allemande et les deux grandes guerres. 

 

 

« A l’été 1914, tout le monde voulait la guerre, moi compris. On nous disait que les Français avaient déjà attaqué, que les Russes se massaient à nos frontières. Le Kaiser nous avait tous appelés à défendre la nation, quelle que soit notre appartenance politique ou religieuse. « Je ne connais plus de partis, je ne connais que des allemands… », avait-il déclaré, avant de poursuivre : « Mes chers Juifs… » Mes chers Juifs ! Quelle émotion pour nous d’être personnellement conviés au combat ! Cette guerre semblait sacrée et héroïque, pareille à ce qu’on nous avait enseigné à l’école. Quelque chose qui donnerait un sens à la vie et nous rendrait purs.

Qu’avions-nous fait, de toute notre existence, pour mériter ce genre de purification ? »


A ce stade du récit, le lecteur trépigne : nulle trace des quatre jeunes militants allemands présentés dans la quatrième de couverture, nulle évocation du régime nazi. Le récit est lent, à l’image de ces deux narrateurs que l’on sent fatigués, physiquement comme intellectuellement – la lecture n’est donc pas captivante. Néanmoins, on s’étonne du choix d’une double narration par chapitres alternés – et la surprise est plus grande encore lorsque l’on découvre que soixante-trois années séparent ces deux récits : Toller confie ses pensées en 1939, alors que Ruth narre son assommante réalité en 2002. 


« Le chat gratte à la porte ! Qui l’a laissé sortir ? Scratch, scratch. 

Mein Gott, ce que j’ai mal au cul à force d’être assise. Ah, ben oui c’est vrai, je n’ai pas de chat. C’est une clé dans la serrure, quelqu’un qui entre.

Bev se tient devant moi, l’air contrarié. Par ma faute, c’est sûr. Quoique, à y regarder de plus près, d’autres options me paraissent possibles : sa teinture maison, d’un rose-orangé venu d’ailleurs, ou son œil malade qui parpalège comme un fou aujourd’hui. A moins que ce ne soit sa voleuse de fille, Seena, une ex-infirmière accro à l’héroïne, dont le triste sort, je m’en suis rendue compte au fil des ans, est tellement terrible que Bev préfère éviter le sujet.

-Bon, alors, bougonne-t-elle, on prend racine ? »


Encore quelques pages et le mystère se dénoue par la magie de quelques phrases : on comprend et on jubile ! Car si le choix narratif d’Anne Funder est audacieux, il est surtout ingénieux. 

Ruth  commence à souffrir d’une dégénérescence de la mémoire qui se traduit par une quasi-incapacité à restituer des événements très récents – ainsi, elle ne parvient pas à se souvenir du nom du médecin qui la soigne – ainsi que par un reflux d’anciens souvenirs qui semblaient oubliés, mais qui resurgissent dans son esprit aussi nettement que s’il s’agissait de la réalité. Durant les premiers jours, ces souvenirs sont brefs et sont déclenchés par des éléments du présent – un bruit, une couleur, une odeur. Puis, progressivement, ces souvenirs s’allongent et empiètent de plus en plus sur le présent et la réalité de Ruth. Celle-ci se laisse submerger et n’essaie pas de reprendre le contrôle de sa mémoire, car ces souvenirs la font revivre et surtout, insuffle une nouvelle vie à des êtres chers disparus. Ainsi, le passé envahit le présent graduellement et le lecteur est emmené très naturellement dans le passé, alors qu’Hitler est sur le point d’être nommé chancelier. 


« …nous étions convaincus que le peuple, une fois correctement informé, reprendrait ses esprits et pencherait du côté de la liberté. Nous nous trompions : c’était sous-estimer le pouvoir de séduction du nazisme, ce dépassement du moi qu’il offrait, cet abandon, corps et âme, au collectif. »


On découvre quelques jeunes Allemands engagés dans la vie politique de leur pays : alors qu’Hitler est nommé chancelier, ils ne renoncent pas à leurs idéaux et poursuivent leur militantisme contre le régime nazi. C’est tout entier, corps et âme, qu’ils s’engagent dans leurs actions politiques, même dans l’exil, alors qu’ils n’ont plus ni maison, ni famille, ni vêtements, même dans la misère et la famine, même sous les menaces et l’oppression nazie: ces hommes et ces femmes donnent leur vie pour défendre leurs convictions. Ils souhaitent anticiper la guerre, changer l’opinion publique allemande, faire comprendre aux pays d’Europe qu’Hitler se prépare à les attaquer, mais le monde est sourd à leurs cris et aveugle à leurs écrits. Ils se démènent pour braver les interdits imposés par leur statut de réfugié et correspondre avec ceux qui sont encore en Allemagne et qui n’ont pas encore été emprisonnés ou assassinés – ces héros dont on ne parle jamais et grâce auxquels de précieux documents sont sortis des bureaux d’Hitler. Ruth, Dora, Hans et tant d’autres rassemblent des preuves, traduisent jours et nuits des courriers et rédigent des articles qu’ils parviennent à glisser dans la presse anglaise. « L’épée de Damoclès de l’expulsion se balançait au-dessus de nos têtes. »

Durant près de cinq cents pages, on suit leur terrible combat contre les injustices du Troisième Reich, mais aussi le combat qu’ils se livrent à eux-même pour ne pas sombrer dans la détresse et dans la peur, pour ne pas succomber à leurs propres démons. 


Le récit de Toller est différent mais tout aussi enrichissant. Détaché du réseau des militants, il est surtout dramaturge et poète avant d’être un militant socialiste. Grâce à ses pièces de théâtre, il transmet des messages forts au peuple et dénonce ainsi les injustices du Troisième Reich. Excellent orateur, il participe à de nombreuses conférences : il use ainsi de sa notoriété et de son charisme pour soutenir les actions des militants socialistes. Ses souvenirs coïncident avec ceux de Ruth et permettent de les étoffer car il s’attache plus à la psychologie des personnages et aux événements externes à cette lutte politique permanente. 

Alors que les personnages décrits par Ruth sont forts et dynamiques, toujours dans la réflexion et dans l’action, le récit de Toller permet d’en montrer les faiblesses, et notamment celles de Dora qui est le personnage le plus fort de l’histoire. C’est elle qui est au cœur du réseau des résistants allemands, toute sa vie et toute son énergie sont consacrés à son combat contre Hitler et le nazisme. Elle fume cigarette sur cigarette, se ronge les ongles jusqu’au sang et ne dort quasiment plus depuis son exil forcé : sa chambre est envahie de dossiers et de piles de lettres qu’elle traduit, de journaux qu’elle étudie, et d’autres documents illégaux. Toller est son amant. Leur amour est puissant, mais les mœurs de l’époque prônent la liberté sexuelle et le détachement sentimental – alors ils taisent la profondeur de leurs sentiments et s’amusent de leur relation. Malheureusement, lorsque Dora décide de se donner toute entière à sa lutte, elle néglige sa vie sentimentale et oublie l’essentiel. Toller, bien qu’artiste engagé, souhaite vivre un amour intense et peut-être construire une vie de famille : c’est ainsi que petit à petit, leur relation s’étiole. Toller emménage avec une autre femme. C’est une défaite pour Dora, cette battante qui se dédie entièrement à une cause et oublie de se battre pour elle-même : le peu d’énergie qu’elle conservait pour Toller, elle le consacre alors à son combat. Ce n’est plus une femme, c’est l’incarnation même du militantisme social anti-nazi : elle fait le choix de mourir pour les idées qu’elle défend. Car s’opposer à Hitler, c’est décider de mourir. Le récit de Toller permet donc de donner plus de profondeur aux personnages et de réaliser l’ampleur de leurs sacrifices.


L’écriture d’Anna Funder est parfaite, chaque phrase est écrite avec intelligence. Malgré la complexité des événements politiques en Allemagne, le récit reste simple à comprendre et se lit avec une étonnante facilité. Les personnages apparaissent subtilement et prennent au fil des pages une vraie épaisseur : l’auteur s’attache à les décrire aussi bien physiquement que sur un plan psychologique, et leur investissement politique vient parfaire cette description. Rien n’est négligé ou laissé au hasard, la plume de l’auteur sert efficacement l’histoire. Tout semble si vrai ! J’avais l’impression de lire une autobiographie, tellement le récit est réaliste et les émotions vivantes ! L’écriture est si joliment travaillée qu’elle se laisse oublier, ce qui permet au lecteur de se concentrer sur l’histoire et de l’apprécier à sa juste valeur.

 

Tout ce que je suis est un roman très fort et très enrichissant. Enfin un roman traduit en français qui met en avant la lutte menée par les Allemands contre la montée du nazisme ! La résistance française est régulièrement mise à l’honneur dans les librairies, mais il est bien plus intéressant de se plonger dans la résistance allemande de l’avant-guerre ! Les Allemands ont si souvent été critiqués que l’on oublie les actes héroïques accomplis par ceux d’entre eux qui ont refusé de se plier à un gouvernement totalitaire et ont décidé de se battre pour sauver des vies. Il faut un courage immense et une force de volonté incroyable pour se battre contre des frères, des maris, des amis, des collègues, pour se battre contre son propre peuple au péril de sa vie. Déchus de leur nationalité, contraints à l’exil et menacés d’assassinats dans les camps de concentration, ces militants allemands n’ont jamais cessé de se battre pour la liberté et les droits individuels. Tout ce que je suis est un roman à la fois magnifique et tragique dont la trame est constituée de faits réels et de personnages ayant existé, ce qui renforce la valeur de l’ouvrage et sa puissance littéraire. C’est un livre que je relirai sans hésitation, une vraie excellente découverte, un coup de cœur exceptionnel. 


« Quand Hitler est arrivé au pouvoir le 30 janvier 1933, mon amie Ruth et ses amis ont fui l’Allemagne, et c’est en exil qu’ils ont tenté de faire tomber le dictateur. Ce livre retrace leur histoire, ou plutôt ma version de leur histoire. Ce livre en est une reconstitution à partir de fragments fossiles – un peu comme l’on pourrait garnir de peau et de plumes un assemblage d’os de dinosaures, pour tenter de se faire une idée de la bête dans son entier.(…) »

 

 

Je remercie l’équipe de Libfly ainsi que les éditions Héloïse d’Ormesson pour la confiance dont ils m’honorent.