L’abandon

Ecrit par Peter Rock,

Publié aux éditions Points, collection Littérature,

Poche, 264 pages, 6€70.

(Résumé personnel)

Caroline, 13 ans, habite dans les bois. Son père a construit une cabane souterraine au milieu d’une clairière enfoncée dans la forêt préservée de Portland, dans l’Oregon, et ils vivent ainsi, enfouis sous le sol, à l’abri des regards et de la société. A l’abri des feuillages, les jours se suivent mais ne se ressemblent étonnamment pas : la jeune fille, éduquée par son père, se cultive énormément grâce à lecture d’encyclopédies et doit réaliser de nombreux devoirs écrits. Son éducation se poursuit dans les bois, par l’observation de la faune et de la flore. Certains jours sont dédiés au jardinage, d’autres aux courses en ville. Pas tout à fait reclus de la société, ces étranges personnages semblent simplement préférer la compagnie des arbres et des animaux à celle de leurs semblables.

Malheureusement, l’habitude mène vite à l’insouciance : par une chaude journée, alors qu’elle observe les alentours depuis son poste de gué construit dans les hauteurs d’un arbre, Caroline retire son chemisier pour se rafraîchir et le suspend dans les branches, oubliant tout prudence alors qu’un joggeur perce la clairière de sa foulée rapide. Alors qu’il reprend son souffle, l’homme s’aperçoit que derrière les branches, quelque chose semble être enfoui… Il écarte alors les herbes et découvre leur étrange demeure ! Effrayée, Caroline ne peut s’empêcher de pousser un petit glapissement. Surpris, l’étranger lève les yeux vers le ciel, pense apercevoir une ombre dans un arbre et, observant le chemisier suspendu à ses branches, appelle la jeune fille. De longues minutes s’écoulent. Caroline attend, cachée, le cœur battant. Puis l’inconnu s’éloigne, tout aussi rapidement qu’il est venu.

La jeune fille s’interroge. Que doit-elle dire à son père ? Tout révéler pour garantir leur sécurité, et déménager une nouvelle fois, tout recommencer – la construction de leur maison, des tranchées, de leurs petites installations sauvages ? Ou ne rien dire, se taire en espérant que cet individu ne révèle rien et oublie ce qu’il a aperçu ? Caroline n’imagine pas à quel point sa vie va être bouleversée par cette malheureuse rencontre…

« Parfois une pierre roule en montant la pente d’une colline ou bondit et tape contre une autre pierre ou un arbre comme si elle était en colère. J’ai déjà vu ça. J’ai vu aussi un arbre couché se redresser doucement et des feuilles pousser sur ses branches mortes. »

Le récit s’ouvre sous la forme d’un journal intime, cependant les sentiments y sont très peu présents, ce qui permet de se confronter immédiatement à la réalité des personnages. Dès lors, les bases de l’histoire sont rapidement plantées et le décor se construit facilement, avec un tel réalisme que les scènes prennent vie dans l’imaginaire du lecteur sans le moindre effort de sa part.

D’une plume innocente, presque touchante, Caroline raconte ses journées de manières succinctes mais précises, avec suffisamment de détails pour que l’on comprenne son mode de vie extraordinaire – mais sans trop de minutie, ce qui évite au lecteur de se lasser. Tel un fantôme tapit dans l’ombre de Caroline, le lecteur la suit et l’observe, sans vraiment juger ni comprendre. Comment juger une vie si différente de la nôtre, dans laquelle une enfant semble s’épanouir avec autant de bonheur – sinon plus – que ces enfants enfoncés dans leurs canapés devant des jeux vidéos ? Mais tout de même, il faut l’avouer, on ressent un certain malaise : car constamment, le père de la jeune fille lui répète de se cacher, de se méfier, de ne pas faire de bruit en marchant ni même en respirant ; constamment elle doit rester vigilante et prudente, capable de voir sans être vue et d’écouter sans se faire entendre. Ces propos inspirent de la méfiance au lecteur attentif : ce père redoute-t-il simplement de se faire chasser de cette forêt dans laquelle il est interdit d’établir son domicile, ou a-t-il plus à craindre et à cacher ? Est-il sain d’esprit et prudent, ou carrément paranoïaque ? Je ressentais souvent l’envie de sauter des pages pour toucher au dénouement de l’histoire et comprendre ce que ce récit, étrange mais fascinant, cachait – ou ne cachait pas.

L’abandon est un roman déroutant et bizarrement envoûtant. Je n’ai jamais lu de récit semblable. C’est un journal intime qui s’apparente à un flot de pensées, ce sont des pensées qui avoisinent le documentaire, presque un reportage sous forme de thriller psychologique. Parfois attendrissant, parfois malsain, toujours puissant, le récit est écrit d’une plume parfaitement maîtrisée. Il n’y a pas de temps mort, pas de défaut d’écriture apparent et le style qu’a choisi Peter Rock est en parfaite adéquation avec la personnalité de cette jeune fille un peu sauvage, troublante et touchante de sincérité et de candeur. Alors que l’enfant grandit au fil des pages, on sent à peine la plume frémir, les phrases s’étoffer et le style narratif évoluer ; or il y a pourtant bel et bien une évolution dans l’écriture, presque aussi imperceptible que le temps qui s’écoule au travers de cette pluie de mots savamment dosée et qui transforme l’enfant en adolescente réfléchie. Un beau travail d’écriture.

« Assise sur les marches en brique rouge, je n’en mange que la moitié, laisse l’autre par terre et je m’en vais. Père quitte alors le coin du Starbucks où il se tenait pour prendre ma place. C’est ainsi que nous faisons pour partager sans qu’on nous voit ensemble. Si nous procédions dans l’autre sens, c’est-à-dire qu’il mange en premier, cela attirerait l’attention et les gens pourraient s’inquiéter de voir une fille ramasser des restes de nourriture. Nous devons réfléchir tout le temps. »

Peter Rock s’est totalement inspiré et imprégné d’un fait divers datant de 2004 pour écrire son ouvrage. En effet, l’écrivain ne parvenait pas à se détacher de l’histoire extraordinaire de ce père et de sa fille, « sauvés » par les autorités sanitaires et sociales américaines de leur cabane cachée dans les profondeurs de Forest Park. Leur disparition, peu de temps après leur « sauvetage », demeure à ce jour un mystère car ils n’ont jamais été retrouvés. L’abandon propose au lecteur de ne pas se contenter des récits médiatiques et d’essayer de pénétrer ces extraordinaires personnages par le récit réaliste de leur mode de vie, un témoignage fictionnel qui permet d’expliquer leurs ressentis, leurs motivations et les raisons de leur fuite – incompréhensible de la plupart des américains puisqu’on leur offrait un mobile-home, tout le confort nécessaire à une vie agréable et moderne, ainsi que plusieurs milliers d’euros grâce aux nombreux dons de leur compatriotes.

Comprenez bien que L’abandon n’offre que des pistes de compréhensions : rien n’est totalement vrai – mais il se peut que rien ne soit faux. Très habilement, Peter Rock est parvenu à effacer la frontière entre fiction et réalité pour livrer le récit faussement authentique d’une histoire presque vraie. On ne sait pas ce qu’il faut croire ou penser, le lecteur n’est pas guidé dans son raisonnement et les explications sont à peine sous-entendues, cachées dans un récit presque onirique tellement la force narrative anime les mots et les images qu’ils véhiculent. C’est un récit à la fois beau et monstrueux, désespérant de non-dits et de raisonnements spéculatifs.

« Tous mes problèmes proviennent du fait que je crois des choses qui ne sont pas vraies. »

Dotée une forte puissance évocatrice, ce roman nous entraîne dans une plongée psychologique presque asphyxiante. On ressort de cette lecture perdu, bouleversé, chaviré.

Un excellent ouvrage que je ne regrette pas d’avoir lu et qui hante encore mes pensées. A découvrir, autant pour sa richesse psychologique que pour sa prouesse narrative.

Je remercie vivement les éditions Points pour leur confiance, ainsi que pour cet agréable moment de lecture. La citation de Jams Ellroy, en première page de couverture, a été choisie avec justesse, et L’abandon est un roman qui tient ses promesses.

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Pour aller plus loin, je vous invite à visiter le site de l’auteur, Peter Rock, qui explique sa démarche ainsi que la façon dont il s’est imprégné de l’histoire vraie et des bois de Portland avant d’écrire son roman : le site de l’auteur.