Ecrit par Pierre d’Etanges,
Publié aux éditions Flammarion le 6 mars 2013,
Format 13,4 cm x 21 cm, broché, 234 pages.
Confessions Cannibales est un texte ambigu qui se présente à la fois comme un journal intime, un roman autobiographique et une oeuvre de fiction très réussie. Dans un préface à son texte, Pierre d’Etanges explique la découverte fortuite, dans une échoppe touristique, d’un manuscrit ancien qu’aurait écrit Inanis des Tanches quelques instants avant son assassinat. Inanis des Tanches est un parfait inconnu : pour vous, pour moi, pour les encyclopédies ou les registres d’état, c’est un homme qui n’existe pas et n’a jamais vécu. Pourtant, Pierre d’Etanges soutient son existence et affirme justement que son parfait anonymat est une preuve accablante du complot qui s’est joué contre cet homme d’un autre siècle. De plus, par la similitude des patronymes, Inanis des Tanches serait l’ancêtre de Pierre d’Etanges : c’est du moins ce dont est persuadé l’écrivain qui semble prompt à croire au destin et à la providence. J’avoue avoir quelques difficultés à adhérer à ce récit incroyable : se peut-il vraiment que Pierre d’Etanges ait acheté sur son lieu de vacances des cigares empaquetés dans un manuscrit ancien à l’apparence trompeuse, puis qu’un audacieux mélange d’oisiveté et de curiosité l’ait amené à déchiffrer ce texte au premier abord illisible, révélant ainsi le vestige d’un aïeul bafoué ainsi que les fragments d’un texte littéraire savoureux ? Le préface n’avance aucune preuve de ce fabuleux récit et, contrairement à l’auteur, je ne conclus pas à l’existence lorsque seul le néant demeure. Aussi, je m’interroge : serait-ce une farce ? Pierre d’Etanges aurait-il déguisé le premier chapitre de sa fiction en préface, prévalent ainsi un texte purement imaginatif d’une dimension autobiographique plus puissante et intéressante ?
S’il faut donc aborder ce texte avec le recul nécessaire aux différentes interprétations auquel il est sujet, il semble cependant nécessaire d’en définir le genre afin d’en faciliter la lecture puisqu’il me paraît déraisonnable de lire un texte en considérant les multiples facettes qu’offre chaque phrase selon qu’elle soit authentique, romancée ou purement fictive. Par conséquent, j’ai entrepris de lire cette oeuvre comme un roman autobiographique, admettant ainsi qu’elle soit à la fois une oeuvre de fiction et la transcription d’une vérité déguisée. En effet, ce texte m’a semblé rigoureux dans la présentation psychologique d’un tyran d’autrefois et je ne peux qu’applaudir l’exercice littéraire l’ayant créé de toute pièce pour cette proximité évidente à la vérité.
Par ailleurs, je souhaite mettre en exergue la plume savoureuse de l’écrivain, qu’il s’agisse d’Inanis des Tanches ou de Pierre d’Etanges, car l’évocation du souvenir transforme la réalité, l’englobe et la mut en un passé brûlant. Les mots se chassent, se poursuivent, s’amusent de leurs bousculades et aucun ne semble assez aiguisé pour décrire cette mémoire obscène et pesante qui hurle sa présence et exige d’être racontée. Douloureusement vivant, le texte se perd en courbes et en arabesques, dans un labyrinthe d’expressions savamment taillé à même les souvenirs : on ressent l’abandon de l’écrivain à ces mots impitoyables qui pullulent dans son esprit et qui engourdissent sa main. Les phrases se dessinent tout en longueur et en répétitions soignées toujours plus élaborées et je suis demeurée admirative devant l’apparente spontanéité de ces termes d’une redoutable finesse d’esprit. Ainsi, les mots s’enrichissent les uns des autres et apportent chacun davantage de précision à ce texte particulièrement soigné qui démontre de l’intelligence narrative de son auteur.
« J’ai connu bien des heures de profonde détresse mais jamais je ne me suis senti aussi définitivement abattu. Englué dans les couches molles de la langueur, et d’une langueur qui n’est plus passagère, comme avant, mais primaire, atomique, enracinée dans le socle, fondamentale comme une angoisse antique, j’assiste impuissant au déchirement des voilages vaporeux et flatteurs que j’ai sciemment tissés pour me cacher la médiocrité de mon sort. Ce sort m’apparaît aujourd’hui dans sa nudité. Alors, ayant renoncé à tous les antidotes, j’abandonne le combat et m’offre à la pâte lourde que la nature, en vue que je me déprenne de tout, a versée sur la lande et glissé dans mon sang. J’entends l’appel qu’elle m’adresse pour que je pose là mon ballot d’illusions, d’autant qu’elle l’accompagne, pour mieux me persuader, d’une brise puissante qui agite le ciel sans relâche et enlève aux nuages les formes ou jadis je croyais reconnaître mon village, un visage, des objets et des paysages, des traces de ma vieille vie dont l’apparition miraculeuse justifiait mon indécision à rompre. Cette brise, cet appel, ces nuages, ma promenade, ma langueur, le découragement témoignent qu’au bout de la chaîne une ligue s’est formée pour me demander grâce de ma propre existence. Je lui obéirai. Je lui obéis déjà, en sacrifiant ce soir mes dernières hésitations à offrir la paix à mon esprit malade et mon corps affaibli. »
Confessions Cannibales relate la vie d’Inanis des Tanches d’une écriture vive et tranchante qui ne s’embarrasse ni de contextualiser le récit, ni de le poétiser, car il ne s’agit pas de plaire à un potentiel lecteur mais d’aller à l’essentiel de la psychologie inhérente à ce terrible personnage afin de le purger de sa tragique existence.
Inanis naquit dans la folie des hommes, petit bout de chair humaine convoitée par des êtres que la famine rendit cannibales, et il ne fut sauvé de sa tragique destinée que par l’instinct et le courage de quelques uns. Délaissé par son ultime sauveur, le jeune Inanis se heurte aux mépris des domestiques ainsi qu’à leur méchanceté et, désormais, il n’est nourri et logé que dans l’infâme dessein de servir à son tour et jusqu’à l’épuisement le maître du logis. Ainsi sa dette le réduit à l’esclavage et, abandonné à cette misérable existence, Inanis est contraint de s’éduquer seul, ne connaissant du bien et du mal que ses propres définitions. Dès lors, comment lui reprocher son esprit difforme, pervers et cruel ? Comment condamner ses actes de barbarie ainsi que les châtiments qu’il fera subir à tout une populace ? Derrière l’homme blâmé pour sa violence se cache un être profondément intelligent mais qui ne concède pas aux choses les définitions admises par tous, puisque personne ne les lui a apprises.
A quinze ans, Inanis rencontre l’un de ses sauveurs et découvre les atroces conditions dans lesquelles il naquit, ainsi que les raisons grâce auxquelles il ne fut pas dévoré comme beaucoup, mais épargné et confié au Baron éperdu de livres auquel il doit la vie. Dans ce destin évincé, Inanis perçoit alors le doigt divin, la volonté d’un être supérieur le prédestinant à un avenir exceptionnel. Sa perception du monde change et l’esprit fort du jeune garçon, emprisonné par la servitude, découvre la liberté grâce à une imagination débridée et fertile. Toutefois, Inanis est nourri d’ambitions : il refuse son existence monotone et ne peut se résoudre à considérer son imagination comme un simple échappatoire ; de ce fait, il s’impose d’être un visionnaire.
« Je me lève, ne vois rien, mais je sais qu’ils sont là et qu’ils vont m’attaquer. On se jette sur moi. A mes pieds la terre tremble, les insectes fuient, le sol s’échauffe, sa chaleur me brûle, sa brûlure m’aveugle, et tout à coup, dans le fracas d’un souffle qui me fait hurler, le grand chêne de la cour s’embrase comme une torche. C’est le signal de l’offensive. Les gueux brandillent des bannières qui reflètent l’incendie, chauffent le ciel et lacèrent les nuages ; les nuages transpirent des gouttes de sang qui bariolent le ciel ; le ciel, où les nuages s’enflamment, tombe dans un déluge d’or et de pluie amarante. Roue, jaune, bleu et blanc, le sang, le soleil, le ciel et les nuages, le ciel en sang, les nuages au soleil et, dans le ciel, le soleil : je cligne des yeux, je suis désorienté, j’ai perdu la raison. »
Ses rêves deviennent des prédictions d’un futur sanglant dans lequel il trouve une place avantageuse puisqu’il en connait d’avance le dénouement. Cependant, Inanis n’était-il pas plutôt un lâche qui sut éviter les batailles en protégeant quelques malheureux réfugiés à ses côtés ? Quelle est la part de vérité dans ce récit à demi avoué par un esprit torturé et malade ? Ma raison m’incite à croire qu’Inanis éprouvait le besoin de se mentir afin de s’estimer, de se considérer meilleur qu’il ne l’était en réalité. Je pense que son esprit a inventé postérieurement à la guerre les visions qu’il en avait eu, afin de lui accorder une place extraordinaire dans cette bataille à laquelle il n’a probablement pas participé. D’ailleurs, cette guerre a-t-elle seulement eu lieu ? Jusqu’où porte l’affabulation ? Il faut à la lecture de ce récit dépasser les confidences d’Inanis et tenter de percer la carapace de l’écrivain afin d’en comprendre la psychologie.
Persuadé d’être un homme hors du commun et indispensable au règne du Prince, Inanis assassine son Baron et protecteur afin d’acquérir ses terres et son pouvoir. Les paysans, intimidés par ce jeune homme fougueux et impitoyable, baissent la tête et obéissent : alors Inanis se sent investit d’un pouvoir encore plus grand et entreprend d’offrir à ces paysans le bonheur qu’il croit lui-même connaître grâce à ses visions. Commence alors un règne tyrannique et bouleversant d’immoralité et de violences, un récit d’autant plus troublant qu’Inanis n’a de cesse de motiver ses choix, de rationaliser ses châtiments et d’éclairer d’intelligence sa perception du monde. Grâce à ce récit d’une rare justesse, le lecteur pénètre l’esprit d’un tyran philanthrope dominé par la folie. Que le récit soit fictif ou authentique importe peu puisque l’expérience est unique et enrichissante. C’est un texte qui invite à la réflexion sur l’Homme et son fonctionnement psychique, semblable dans ses intentions à cet autre roman profondément émouvant qu’est La Part de l’autre, d’Eric-Emmanuel Schmitt.
« Le squelette, qui parle peu, a dit tout à l’heure que j’étais un « déshabilleur d’humanité ». La formule n’est pas sotte. Elle signifie, je crois, que ce qu’on appelle cruauté, sévices ou barbarie ne sont que des outils de discipline propres à dévoiler l’homme à l’homme en le débarrassant du corset de convenances dans lequel tout le monde, mes juges comme tant d’autres, aimerait qu’il reste enfermé. Mais les intéressés, eux, le veulent-ils? Aiment-ils leur prison ? Si oui, alors pourquoi la plupart des témoins ne manifestent-ils aucune colère, à peine de l’humeur parfois, contre moi qui les en ai délivrés ? Je suis à genoux, ils me font face debout sur leur colonne, et ce sont eux qui baissent les yeux, qui sont courbés et qui, j’en suis certain, brûlent de déclarer, sans l’oser, qu’ils m’aiment. Pris entre les juges à l’arrière et moi qui suis devant, ils savent maintenant qu’il leur faudra toujours choisir entre les corsetiers, qui les compriment, et les défrusqueurs qui les laissent se découvrir pour qu’ils se trouvent. On fait mon procès aujourd’hui, mais est-ce moi qui, aux séances d’accusations publiques, ai dénoncé ma soeur, mon fils, mon père ? Est-ce moi qui me suis soumis et qui ai adoré me soumettre ? Il y a une part du bourreau qui appartient à la victime et vous vous souvenez, j’espère, de tout ce que la guerre, avant même que je ne m’impose, a fait surgir d’instincts féroces et de penchants pervers chez ceux qu’on manipule à présent contre moi. »
Je remercie vivement les éditions Flammarion pour leur confiance ainsi que pour cette découverte inattendue et réellement intéressante.