Ecrit par Christel Mouchard,
Publié aux éditions Points, collection Littérature – Grands Romans
Poche, 432 pages, 7€90
« Il faisait soleil au-dehors. C’était une de ces journées d’octobre où la chaleur est celle de l’été et les couleurs celles de l’automne, un de ces merveilleux retours d’une saison qu’on pensait finie. »
Christel Mouchard s’est inspirée de l’histoire vraie d’Isabel Godin des Odonais pour écrire ce très beau roman.
« Inspirée » est d’ailleurs un mot trop faible pour commenter l’incroyable travail de reconstitution exécuté par cette femme, à la fois éditrice et écrivain, qui n’a pas hésité à fouiller les archives et les bibliothèques de France, mais également du Pérou, à la recherche des documents originaux écrits dans les années 1770 et suivantes par les protagonistes de l’histoire, Jean Godin des Odonais et Charles Marie de la Condamine.
Après presque cinq années de recherche, Christel Mouchard est partie sur les traces de son héroïne en Equateur, anciennement dénommé Pérou à l’époque des autorités espagnoles. Après avoir examiné les archives de l’enquête, elle a pris la route de Riobamba, le village où résidait Isabel, puis s’est rendue en pirogue sur la rivière Bobonaza, afin de comprendre les conditions dans lesquelles Isabel Godin des Odonais a fait naufrage.
Christel Mouchard a ouvert un site internet dédié à son enquête : http://dona-isabel.blogspot.fr/
« Comme souvent en montagne, la fin de l’épreuve arrive en un instant. Le bonheur est brutal, proche de l’extase. Ce n’est pas comme le port qui grandit sur l’horizon, déjà annoncé par l’oiseau et le parfum de la brise. La fin est toute contenue dans un seul pas, celui qui hisse le coprs dans la courbe du col. Un pas de douleur… puis un pas de plus, et le regard passe par-dessus la barrière qui semblait inaccessible ; tout à coup, plus rien ne l’arrête. Le monde est en contrebas, donné, offert, soumis au vainqueur. »
Le résumé du roman est à la fois mystérieux et alléchant : qu’est-il arrivé à Dona Isabel ? Pourquoi a-t-elle disparu dans la forêt amazonienne ? Comment a-t-elle survécu ? Que sont devenus ses compagnons de voyage ? Autant de questions soulevées en quelques lignes et auxquelles le lecteur espère trouver des réponses par le récit des aventures « d’une Créole perdue dans la forêt des Amazones ».
Seulement, ce n’est pas tout à fait ce que l’on trouve dans ce roman et j’ai bien failli être déçue. En effet, j’espérais pénétrer dès la première page les aventures de Dona Isabel – que ce soit par une narration à la première personne, de façon à vivre les événements en même temps que l’héroïne, ou par un narrateur externe à l’histoire et omniscient, ombre discrète qui observe les événements. Or, ni l’un ni l’autre : c’est un vieillard qui raconte cette histoire.
Ainsi, à l’automne 1773, Charles Marie de la Condamine, scientifique âgé mais dont la curiosité est demeurée vivace, ancien aventurier aussi intelligent qu’infirme, souhaite obtenir de son ancien protégé, Jean Godin des Odonais, la vérité sur ce qui est arrivé à son épouse Isabel, fraîchement débarquée en France. En effet, le récit que lui a fait parvenir Jean de ses extraordinaires aventures lui semble plus que douteux, et il souhaite enquêter une dernière fois pour comprendre ce qui est réellement advenu de la Créole et de ses compagnons d’infortunes.
« Je devais la voir, et pour la voir, j’avais quitté Paris. Un dernier voyage pour une dernière enquête, sans doute, car mes infirmités empirent de mois en mois. La mort me gagne par petits bouts. Elle a commencé par me prendre l’ouïe, puis la vue, et enfin le toucher… »
Cependant, ni la mort ni la maladie n’ont encore ravi son esprit au grand Charles de la Condamine, aussi son récit est-il merveilleusement bien écrit, d’un style irréprochable qu’accompagne un vocabulaire soigné. Presque parfait. Presque, car toute la lenteur de ce vieillard infirme transpire au-travers de chaque mot et de chaque virgule : le récit est lent, si lent qu’il en devient presque inintéressant. Presque, encore, car il y a un réel talent dans cette écriture, une finesse que possédait la brillante Agatha Christie : cet art subtil d’envelopper le lecteur, de le plonger dans une indolence mi-fascinante, mi-soporifique et de capter son attention malgré lui au moyen d’une intrigue toujours renouvellée ainsi que par quelques notes d’humour dispersées de ci de là. Oui, ce Charles de la Condamine m’évoquait un Hercule Poirot vieillit et fatigué, mais toujours vif d’esprit, perspicace et espiègle.
« Je l’encourageai :
-Je vous en prie, Jean, racontez-moi cette histoire qui m’intrigue tant.
-Vous serez déçu.
Je compris qu’il ne me livrerait pas ce qu’il avait été sur le point d’avouer. Du moins pas sans que le torture. J’y étais prêt. »
Le roman se construit efficacement grâce à une plume bien menée qui parvient à alterner, sans jamais rompre le récit, les retrouvailles entre Jean et Charles, l’évocation de leurs souvenirs communs – une invitation à découvrir le paysage du Pérou des années 1730 et les périples scientifiques de l’époque -, et le récit des aventures d’Isabel, raconté par Jean et mis en images par Charles, à l’aune des ses propres souvenirs dont il s’inspire pour retrouver la texture des terres foulées par la Créole, les couleurs du paysage qui l’entourait ainsi que la difficulté des épreuves qu’elle eut à traverser. Les récits résonnent entre eux et s’imbriquent discrètement les uns dans les autres, glissant délicatement entre les époques : alors la magie de la mémoire est à l’oeuvre et le vieil homme se laisse couler dans ses souvenirs, bercé par la narration de Jean qui sert de support au véritable récit des aventures d’Isabel.
Par cette narration complexe, l’enquête menée par Charles de la Condamine prend un relief inattendu et entraîne le lecteur dans le passé de l’un et l’autre des personnages, à la découverte du Pérou, de la forêt des Amazones, des dangers de l’aventure et de la complexité de l’âme humaine.
Ainsi, grâce à une plume qui a trouvé l’art d’exploiter une riche documentation, Dona Isabel se révèle un roman brillamment réussi et qui, sous l’apparence d’une longue discussion entre vieillards, donne à vivre avec légéreté une aventure qui s’est réellement déroulée il y aura bientôt trois cent ans.
« Bois mortels… Il n’y a pas de ciel, il n’y a pas de sol. Le ciel est caché par des frondaisons si lointaines qu’elles se fondent en un pointillé où l’oeil ne perçoit aucun détail. Le sol est enfoui sous un magma de pourriture dans lequel s’enfoncent les pieds. Il n’y a pas de paysage non plus, toute perspective étant barrée par des murs de feuilles et de lianes. Les regards désespérent de voir autre chose que les surfaces lisses et mouillées de ces plantes si charnues qu’elles en sont effrayantes. Une prison verte se déplace autour du corps, qui rougit peu à peu du sang des multiples blessures. Flagellée, lacérée, la peau bientôt suinte ses humeurs autant que les écorces alentour. Le seul chemin fiable est la rivière. Elle seule va d’un point à un autre à coup sûr. La longer, aussi pénible que soient les marécages qui la bordent, est le seul moyen d’arriver quelque part. Elle est le guide qui retient le voyageur de s’égarer dans un labyrinthe mortel. Les trois Grandmaison lui avaient tourné le dos. »
Je remercie vivement les éditions Points pour leur confiance, ainsi que pour cet agréable moment de lecture et d’Histoire.
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Pour aller plus loin, une interview de l’auteur, Christel Mouchard : ici !