Panopticon

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Ecrit par Nicolas Bouchard,

Publié aux éditions Mnémos en Avril 2013,

Grand format, 304 pages.

Quatrième de couverture :

Au crépuscule de ma vie, je croyais être en mesure d’expliquer la plupart des comportements humains les plus violents, et d’apporter des éléments de réponse concrets pour les circonscrire.

Comme je me trompais.
Je me rappelle lorsque tout a commencé, en 1820, à Londres, après cet étrange attentat de nature… surnaturelle, pour ne pas dire magique ; comment la Couronne m’a chargé d’enquêter sur cette affaire littéralement extraordinaire.
Depuis, j’ai affronté mille dangers et parcouru les routes d’Europe, et surtout, surtout, j’ai rencontré les êtres les plus fabuleux et les plus tragiques qui soient, bien plus fascinants que tous les individus que j’ai pu croiser au cours de mes nombreuses recherches. Ces jeunes gens tenaient un univers dans le creux de leurs mains.
Il est des zones d’ombre de la conscience humaine dans lesquelles nous risquons tous de nous perdre un jour.
Certains y sont nés.

Extrait de la dernière lettre de Jeremy Bentham, homme de sciences et d’idées, inventeur de la prison idéale, le Panopticon.

Panopticon est telle une pâtisserie visuellement peu appétissante mais dont le goût se révèle aussi étonnant que merveilleux ! Ce roman fut une charmante découverte et si mon attachement à l’histoire ne fut pas aussi soudain qu’inespéré, il n’en fut que plus puissant – car au fur et à mesure que je tournais les pages, je sentais mon intérêt croître, ma curiosité s’enflammer et mon plaisir s’intensifier jusqu’à ne plus pouvoir me détacher du récit !

« Un quart d’heure plus tard, ils roulaient en direction de Farrington Street. Le jeune attorney était monté avec lui alors que les cavaliers de la Yeomanry les suivaient à cheval. Le voyage fut silencieux. Bentham examinait passionnément l’extérieur : Londres avait tellement changé. C’était une chose d’étudier la démographie de la plus grande ville du monde connu en parcourant des rapports, des enquêtes, de connaître son évolution, son industrialisation, les routes commerciales qui s’étaient établies avec le reste du monde, les nouvelles denrées importées d’Inde ou d’Asie pour le plus grand plaisir de ses habitants ; c’en était une autre de la voir vivre sous ses yeux. La fumée crachée par les manufactures régnait partout, obscurcissant le soleil et empuantissant l’atmosphère. A chaque carrefour, il croisait des groupes d’ouvriers qui se rendaient à leur travail, des gamins des rues occupés à de petits travaux, mais aussi les silhouettes étranges d’Orientaux venus des lointaines colonies de la couronne : Indiens et Africains se mélangeaient, ajoutant encore à l’étrangeté du spectacle qui s’offrait à ses yeux. Chez les bourgeois, il examina aussi les évolutions de la mode : les redingotes serrées, les hauts chapeaux en forme de tuyaux, les tenues des femmes, élargies jusqu’à l’absurde par d’imposants jupons superposés. Comme il devait paraître vieux jeu, lui qui portait encore les longs cheveux du siècle dernier et ses chapeaux de quaker ! »

Les premières pages sont assez ennuyantes et prévisibles, toutefois le récit gagne bientôt en dynamisme grâce à l’introduction du personnage principal de ce roman, un antique professeur retraité du monde – l’un de ces hommes si savants qu’ils abreuvent les légendes avant même leur mort. L’intrigue prend forme très rapidement, lorsque notre vieux sage cède aux supplications d’un de ses anciens amis et accepte d’investiguer aux frais de l’Etat dans des contrées étrangères. S’il semble au premier abord que l’on engage ce modeste retraité comme détective privé pour déjouer une tentative d’assassinat, l’investigation est vite dénaturée par d’incroyables événements tout auréolés de mystère ; néanmoins le respecté professeur, aussi tenace et rigoureux qu’il est intelligent, poursuit sa mission avec un flegme stupéfiant et typiquement britannique. Alors que d’étranges rencontres n’ont de cesse de le troubler, l’intérêt scientifique du vieil homme va crescendo et prend le pas sur sa démarche initiale, jusqu’à transformer son investigation en une quête fantastique, voire spirituelle…

Insidieusement, les frontières entre les genres littéraires s’effacent et le lecteur hésite, chancelle entre croyances, superstitions et faits avérés. Pris au jeu, l’on ne peut s’empêcher de suivre avec une passion grandissante les péripéties de ce sympathique bonhomme pour lequel on s’inquiète, s’interrogeant avec lui et souriant à ses aventures rocambolesques. Le personnage est attachant et le récit s’en nourrit, s’inspirant de sa démarche et de sa grande sagacité pour façonner une histoire lente mais néanmoins savoureuse, qui se construit sans précipitation ni lourdeur aucune et tire sa richesse d’une indolence profitable au récit qui prend ainsi le temps de s’édifier avec intelligence. 

« Le temple était la chose la plus belle du monde et, en vérité, cela était d’autant plus vrai que, merveille des merveilles, rien n’existait au monde que le temple, car en vérité, le temple était le monde tout entier.

Rien n’existait que le temple et tout ce qui aurait pu exister, tout ce qui pourrait sortir de la pauvre imagination des hommes, même des mains de l’artiste le plus inspiré, aurait pâli face à sa magnificence  car toute oeuvre humaine ne constituait qu’une tentative vaine et maladroite de reproduire le temple, ce qui était évidemment impossible.

Comment décrire le temple en employant des mots humains ? Aucune poésie ne saurait exprimer l’enchantement que sa vue seule procurait ; imaginez un arbre immense dont les racines puissantes s’enfonçaient jusqu’au plus profond de la terre, leur enchevêtrement délimitant les pays et les océans, les plaines et les montagnes, tandis que son tronc s’élevait majestueusement vers les hauteurs inaccessibles pour l’esprit humain.

Et là haut… Ah, si l’œil des hommes avait pu contempler ses frondaisons : elles enveloppaient les étoiles, elles étaient les étoiles, la Voie lactée. Le soleil et la lune ne pouvaient que s’incliner devant sa magnificence car, de là-haut, là où nul être vivant ne pouvait grimper, là où l’air manquait pour soutenir la pauvre vie d’ici-bas, les dieux vous contemplaient. »

La première partie du roman offre quelques furtifs rappels de récits mythologiques qui se concrétisent de façon spectaculaire sous les yeux du lecteur et l’invitent à oser quelques pas dans un univers fantastique inattendu. Toutefois, les explications rationnels à ces apparitions surnaturelles affluent bien vite, trop vite même puisque je me suis surprise à ressentir une pointe de déception car non, hélas, le récit n’offrira pas de mises en scènes inédites de nos légendes ancestrales, pas plus que de sanglants combats entre les hommes et les créatures divines. Cependant, cette déconvenue est bien oubliée car Nicolas Bouchard a imaginé une histoire bien plus ambitieuse qu’un affrontement certes grandiose mais irréaliste et attendu. Ainsi, Panopticon entraîne le lecteur dans une enquête à mi-chemin entre réalité machiavélique et contes mirifiques, aux côtés d’un vieux savant intrépide qui va parcourir une petite partie du monde et vivre de nombreuses aventures passionnantes, parfois extravagantes et souvent dangereuses. Ma lecture m’évoquait alors les fameuses aventures de Jacques le Fataliste et son maître, ces inoubliables tribulations imaginées par Diderot au XVIIIème siècle – qu’il est bon de retrouver d’aussi succulents récits de voyage et, au gré de rencontres dans des auberges ou petits villages, de sourire aux mésaventures des personnages ! 

D’inspiration plurielle, ce roman surprenant multiplie joyeusement les clins d’œil littéraires au lecteur attentif. Ainsi, ce vieux détective anglais dont la sagesse et la perspicacité ont contribué à la renommée et qui se déplace avec nonchalance, le regard songeur et la canne à la main, m’évoqua naturellement le délicieux Hercule Poirot, ce fameux personnage imaginé par la talentueuse romancière Agatha Christie. Je fus réellement surprise par ce choix peu courant d’un personnage principal courbé par le poids des années, désintéressé de la gente féminine et indifférent aux profits financiers car seule lui importe la satisfaction personnelle d’une énigme brillamment résolue. Cette authentique curiosité intellectuelle fut tout à fait ravissante à lire et grâce à ce personnage patient et modéré, le rythme du récit demeura doux et presque caressant – comme si la personnalité du vieux professeur pénétrait les mots et les modulait à sa convenance.

 « -Je ne me souviens que très peu de ma petite enfance. C’est une sorte de rêve assez étrange. Des images, encore que je sois persuadé qu’à l’époque, je n’y voyais pas. Mais comment savoir ? Cela remonte à si longtemps… Les souvenirs prennent parfois des apparences trompeuses. Vous savez, ces souvenirs que nous avons et qui remontent à une période très ancienne de votre vie : on les a tellement vus et revus qu’ils sont comme usés, passés, …
Bentham sourit :
-Des souvenirs, j’en ai de beaucoup plus anciens que les tiens. Mais je comprends ce que tu veux dire : en fait, au bout d’années et d’années, on ne se souvient pas vraiment de la scène à laquelle on a assisté, ni de l’image que l’on a vue. On ne se souvient que de son souvenir… dont la forme originelle disparaît peu à peu. A la fin, on n’en possède plus qu’un reflet. Comme l’esquisse d’un tableau de maître tracée par un dessinateur maladroit. »

L’âge avancé de cet extraordinaire enquêteur permet également à l’écrivain d’orner son récit de petites touches de fantaisies colorées, car l’immense sagesse du personnage lui permet de dédramatiser des événements pourtant réellement tragiques. Ainsi, le professeur fait l’acquisition d’une vieille roulotte afin de produire un petit divertissement théâtral lui permettant de voyager sereinement à travers le pays, le spectacle fournissant à la fois le motif et le financement nécessaires à l’expédition. Le voici qui s’amuse à inventer une petite pièce, à construire quelques jolis décors et à peindre des affiches mystérieuses afin d’attirer le chaland : son enthousiaste est tel que durant quelques pages, l’on oublie le danger mortel qui le poursuit ! Les représentations de la petite troupe m’évoquèrent cet autre remarquable roman qu’est L’Homme qui rit, écrit par Victor Hugo au XIXème siècle. On retrouve dans Panopticon l’univers paradoxal, à la fois tragique et joyeux, dans lequel évolue des saltimbanques au cœur de leurs propres drames et qui inspirent tristesse, effroi et admiration à un public médusé. La ressemblance entre la figure féminine de ce roman, jeune fille maigre vêtue d’une longue robe blanche, et le personnage féminin de Déa imaginé par le poète français, toute aussi jeune, fragile et de blanc vêtue, est frappante ; toutefois, l’une voit le monde qui l’entoure sans le comprendre, aveugle à la vérité et piégée par des textes qu’on lui a enseignés, alors que l’autre est aveugle de naissance, mais cependant dotée d’une grande sensibilité aux êtres vivants ainsi que d’une rare compréhension de l’âme humaine. Nicolas Bouchard s’est-il amusé à imaginer une figure féminine aussi semblable et dissemblable à l’héroïne de Victor Hugo, ou n’est-ce qu’une simple coïncidence ? Quelque soit la réponse à cette question, j’ai pris du plaisir à relever les nombreuses références littéraires qui jalonnent ce roman et en démontrent agréablement la diversité stylistique !

Le récit s’amuse également de l’Histoire que Nicolas Bouchard semble bien maîtriser. Ainsi, il ancre son intrigue dans le passé post-Napoléonien dont il manipule avec audace les grandes figures historiques ainsi que les événements. Je me suis gentiment étonnée de ce que ce roman semble avoir été aussi divertissant à écrire qu’il l’est à lire ! Toutefois, l’écrivain n’a pas sacrifié la qualité de sa plume à son divertissement puisque l’écriture demeure efficace, le vocabulaire soigné et la syntaxe agréable : l’ensemble est cohérent et délivre agréablement l’histoire au lecteur. Les descriptions des personnages sont particulièrement réussies, et bien que l’intrigue soit originale et suscite la curiosité, ce sont les personnalités tourmentées des jeunes protagonistes, leurs passés aussi mystérieux que singuliers ainsi que leurs fascinantes capacités qui donnent de l’épaisseur et un véritable attrait à ce roman.

En conclusion, ce roman fut une authentique belle découverte ! Le rythme du récit est en parfaite adéquation avec les personnages et non seulement je ne me suis jamais ennuyée, mais de plus je me suis passionnée pour cette fabuleuse enquête et prise d’affection pour ces êtres hors-norme. Les lecteurs attentifs seront capables de déceler les différentes facettes de ce surprenant roman qui se termine comme un conte philosophique, offrant aux lecteurs de multiples pistes de réflexions sur la nécessité de l’éducation, le pouvoir des mots et les conséquences de la manipulation sur la vie d’autrui. 

Je remercie sincèrement les éditions Mnémos pour la confiance dont elles m’honorent, ainsi que pour cette agréable lecture !