Ecrit par Pascal Dessaint,
Publié aux éditions Rivages en Avril 2013,
Grand format, 256 pages.
Imaginez un homme d’âge mûr, de taille moyenne et dans la norme esthétique. Son corps est d’une symétrie presque parfaite, sa peau est lisse, son teint est rose : il est d’une quasi-perfection banale et l’on ne pourrait douter de sa bonne santé. A présent, imaginez qu’une lame acérée s’enfonce dans cette chair aussi tendre que délicate et la tranche profondément. Un sang poisseux et sombre s’en écoule, un liquide malodorant et impur qui emporte dans son sillon des déchets humains difformes et abîmés. Cet homme, apparemment sain de corps, était en réalité malade. Rongé de l’intérieur, il pourrissait lentement.
La plume de Pascal Dessaint est à la fois ce poignard meurtrier, ce couteau de boucher et ce scalpel chirurgical. Avec précision et habileté, il tranche vivement dans l’apparente perfection de l’existence de ses personnages ; avec ferveur et passion, il en perce l’illusion, la déchire de ses mains et l’encre se déverse sur les pages comme une coulée de sang. C’est alors qu’il extrait de cette ouverture béante une immonde vérité, toute gluante et asphyxiante et qui se répand en 256 pages de puanteur infecte.
« Les amis sont parfois plus redoutables qu’un corde pour se pendre. »
Les personnages de ce roman sont amis et si on les croisait dans la rue, on les devinerait assurément fraternels, aimables et jovials. On envierait certainement leurs clins d’oeil malicieux et cette rivalité enfantine qui ne les quitte probablement jamais, puis on jalouserait le caractère tendre et taquin de cette petite bande d’amis que l’on imagine multipliant des paris aussi stupides que nostalgiques de leur jeunesse commune. Surtout, on regretterait de ne pas faire partie de cette joyeuse troupe qui semble si sincèrement avoir l’habitude de s’entraider, de se soutenir et de s’aimer. Voilà la vision saine, fraîche et colorée que ces êtres de papier donneraient à voir de leurs rapports et de leur attachement mutuel.
Maintenant le mal est fait tranche dans cette vision idyllique de l’amitié. Le geste est brutal, inattendu et douloureux.
En effet, Pascal Dessaint a choisi d’exhiber l’incapacité honteuse de l’être humain à faire preuve d’une loyauté sincère ou de bons sentiments constants : en résulte un roman indécent et très sombre, puisqu’il explore la noirceur de l’âme. Tour à tour, les individus qui forment cette bande d’inséparables perdent leur masque et, au cours de chapitres qui alternent les points de vue, chacun confie ses émotions, ses pensées et ses mensonges. Ainsi, s’il y a autant de narrateurs que de personnages, il y a aussi ce narrateur invisible et muet dont la main assemble ces détestables confessions et les agence tel une accusation contre les travers de l’Homme.
« Garance me pompait l’air. On n’imagine pas à quel point la télévision, usage et pratique, peut affecter les fonctions neuronales. A l’en croire, les plantes s’étaient faites belle pour nous séduire et elles nous utilisaient comme moyen de transport. C’était ainsi que depuis le Perse profonde, le lilas avait organisé sa conquête de tous les continents. Certaines plantes colonisaient le monde comme les animaux ne pouvaient le faire. Mettez un singe dans un zoo et rien ne se passera, vous n’aurez sûrement pas au bout d’un moment des singes partout dans les arbres. Mettez-y une plate et bientôt vous en aurez dans tout le pays, vous serez envahi ! La nuit était belle, pleine d’étoiles, et j’écoutais ses élucubrations. »
L’histoire se nourrit de sentiments amers de jalousie, de regards envieux et laissent entendre le persiflage d’infâmes langues de vipères qui profitent de l’absence d’un des leurs pour épancher joyeusement leurs rancœurs. Le roman multiplie les petites trahisons entre amis et, encouragée par une consommation d’alcool démesurée, l’amitié nourrit l’inimité jusqu’au dégoût de l’autre.
Pascal Dessaint traite son récit très efficacement et sa maîtrise des mots est évidente, d’ailleurs il doit être un homme attentif et quelque peu philosophe car son texte regorge de petites phrases bien pensées que l’on a envie de surligner et de retenir tant elles sont vraisemblables et écrites avec justesse. Cependant, l’accumulation de ces agréables tournures syntaxiques et intelligentes réflexions, couplée à tant de peines, de chagrins et d’attitudes déplorables, donne au roman un côté artificiel dénué de charme : force est de constater que l’on ressent les mécanismes d’écriture et la volonté de faire passer différents messages au lecteur. Pascal Dessaint force le trait, et l’on s’ennuie de ce roman en dégradés de gris qui ne véhicule que de tristes sentiments, de pénibles situations et des déceptions de plus en lourdes.
« Curieuse expérience de manger alors qu’il y a un mort dans la pièce d’à côté. C’est comme une étape, une épreuve, pour admettre que, malgré tout, la vie continue, il n’y a pas d’autre choix, jusqu’à ce que son tour vienne. Garance paraissait soucieuse. Même si Arnaud n’était pas là, viendrait-il ? je me le demandais, Elsa avait pris garde de ne pas s’asseoir près de George, qui se tenait en bout de table, déjà éméché. Justine faisait des boulettes avec son pain, semblant attendre quelqu’un. Elodie nous invitait à nous sentir à notre aise comme on donne des ordres. Nous pouvions lui pardonner. Marc servit le sanglier et chacun regarda tout d’abord son assiette comme si on l’avait remplie de restes humains. Puis l’appétit vint. « Hier soir, plaisante Marc, j’aurais eu envie d’étrangler Bernard, n’est-ce pas, George ? et maintenant, il n’est plus là pour que je lui reproche quoi que ce soit… » Il faudrait avoir à l’esprit, toujours, que les êtres, les choses sont fragiles, et ce n’est pas possible. »
Dans ce roman tragique, chaque être semble sombrer dans son âme. L’espoir n’y a pas sa place, pas plus que le rêve ou la poésie, et alors que certains sont au bord de toucher le fond, d’autres trouvent la délivrance dans la mort. Les personnages évoluent dans un profond accablement et leur univers n’est qu’alcool, sexe, violence, suicide, trahisons et autres perfidies. Ces êtres sont désenchantés et se complaisent dans une amitié artificielle, ainsi que dans une vie qui n’est que duperie et désolation. Maintenant le mal est fait, malgré qu’il soit très bien écrit, est un roman abominablement triste dont je ne recommande pas la lecture.
Je remercie sincèrement l’équipe de Libfly ainsi que les éditions Payot & Rivages pour la confiance dont elles m’honorent, ainsi que pour cette découverte dans le cadre du salon du livre d’Arras 2013.