écrit par Robert Sabatier.
Publié en 1997.
« Je devenais un piéton de Paris, un Paris où les immeubles, les statues étaient noirs, les ruelles sombres, où mon regard promeneur cherchait le spectacle, l’inattendu, la merveille. J’avais sur moi une édition minuscule des Fleurs du mal. Je connaissais par cœur des poèmes entiers : « Dans les plis sinueux des vieilles capitales / Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements… » Et je lisais, je lisais, m’arrêtant sur les bancs, dans les squares. Je lisais comme si je plantais des arbres dans ma terre. Chaque livre, même le plus ancien, naissait au moment de ma lecture. Je ne lisais pas pour apprendre, m’instruire, accumuler du savoir, mais pour le désir, le plaisir, « le plaisir du texte » écrirait plus tard Roland Barthes. »
« Je hantais le Quartier latin. Des espoirs imprécis m’y amenaient. Le boulevard Saint-Michel : librairies et terrasses de café, les secondes me paraissaient le prolongement des premières ; on y lisait, on y parlait des études, du monde. Aujourd’hui où les commerces de vêtements et de restauration rapide ont remplacé des lieux que je croyais ineffaçables ; je pense à hier comme à une préhistoire. Lorsque je regardais les vitrines des libraires, fouillais les boîtes des bouquinistes, il me semblait que, par magie, toute la science des hommes pénétrait dans mon cerveau. Les vapeurs du meilleur alcool montait jusqu’à mes narines ; je me grisais sans boire. Ce parfum mental dont a parlé Jules Romain, je le humais, je m’en imprégnais. La simple lecture d’un titre animait en moi des souvenirs, des analogies, éveillait mon désir ; je lisais une lettre d’amour. »
« Durant le cours de mes lectures, parfois, je me sentais traversé par un rayon lumineux. J’étais chargé, comme une pile, d’une étrange électricité. L’inconnu de la vie se révélait le temps d’un éclair. Il fuyait et je devais lire et lire encore dans l’espoir d’un nouvel éblouissement, d’une nouvelle charge d’énergie. C’était comme si je cherchais mon salut dans une inhabituelle beauté. Comme si un second cœur était entré dans ma poitrine pour battre à l’unisson du mien. Comme si l’intelligence des textes ne résidait pas seulement dans mon cerveau mais dans mon corps entier.
Dois-je ajouter que cet état ne m’a jamais quitté ? Aujourd’hui encore, malgré l’âge, malgré le temps, dans ma petite officine de la rive gauche, je le connais encore. J’ai la même faim, les mêmes enthousiasmes, le même état d’attente qu’en mes jeunes années. La différence vient peut être de ce que je ne lis plus pou meubler ma solitude, mais pour accompagner le dénuement et l’abandon des autres. »
« Ma bourse était plate. L’automne annonçait les premiers froids. J’étais pourvu en vêtements. Pour la nourriture, j’achetais un sac de pain rassis destiné aux animaux et une boîte de bouillon Kub. Sur un réchaud à alcool, je mitonnais des panades. Pour les livres, je fus m’inscrire à la bibliothèque municipale. »
« -Je ne suis qu’un amateur, je ne vais jamais jusqu’au bout des choses.
-Un de vos généraux ou maréchaux, ah ! Lyautey, se disait « spécialiste en généralités ». L’idée d’amateur me plaît. Amateur, du latin amator, et en ancien français amaor, soit amour. Un « amateur » comme un peintre du dimanche et qui peindrait tous les jours… »
« Chaque vrai lecteur pourrait conter l’histoire de ses amour successives. La lecture d’une traduction d’Anacréon m’avait fait recopier sur mon carnet cette phrase que j’adorais : « Si tu peux compter toutes les feuilles des arbres et tous les flots soulevés par la mer, je te fais le seul historien de mes amours. » Lorsque j’admirais une œuvre, je me persuadais que je n’en lirais jamais d’autre. Et moi, le fidèle à un seul souvenir, je me trompais, je trompais le livre avec un autre car une nouvelle séduction m’attirait bientôt. J’étais un sultan dans un harem de livres. J’aurais pu diviser le temps de ma nouvelle existence, non en mois, en semaines et en jours, mais en périodes de lectures. Comme Auguste Comte, j’aurais pu inventer un calendrier où, plus que les savants et les bienfaiteurs de l’humanité, les noms de mes auteurs auraient remplacés ceux des élus, de Saint Mallarmé à Sainte Colette, en passant par les hommes de l’Antiquité, du Moyen Age, de la Renaissance et des époques modernes et contemporaines. »
« Je collectionnais mes lectures comme don Juan ses maîtresses et aucune statue de Commandeur ne viendrait me punir du vice ».
« Certains êtres triomphent de l’âge, dominent les métamorphoses, les reçoivent comme des hôtes et leur apportent une souriante bienveillance. »
« Je traverse Paris sous la pluie. Je suis une fourmi parmi les fourmis. L’eau me lave. Quand l’averse s’atténue, je la regrette. Dans le ruisseau, je vois un clou et je le ramasse. Je suis ce clou et je sais déjà où se trouve l’aimant qui m’attire. »
« Demande de temps en temps une augmentation, on te la refusera, mais tu auras eu le plaisir de causer un désagrément… »
« (…) la carafe embuée de fraîcheur scintillait. »
Vous pouvez découvrir ici un autre commentaire sur Le Lit de la Merveille.
Je vous invite à découvrir quelques mots sur Robert Sabatier, cliquez!
ton article donne très envie de lire ce livre, que je viens de noter dans ma LAL.
mon banquier ne te dit pas merci :)
^^ !! J’espère qu’il te plaira, ce livre =) j’ai hâte de savoir ce que tu en penses ! @ bientôt!
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