La nuit grecque

Ecrit par Pierre Vens,

Publié aux éditions Albin Michel,

Broché, 304 pages – 20 €.

(Mise en appétit, résumé personnel des premières pages)

Vincent est fatigué. A la tête d’une petite société peu prospère, il survit depuis des mois dans l’angoisse du lendemain. Pris à la gorge par des actionnaires sans scrupule, menacé par des collaborateurs ingrats, trahi par ses propres salariés – il s’est laissé engloutir par cette entreprise qui à présent le recrache, vidé de son énergie, appauvrit, esseulé.
Pourtant combattif, Vincent sait que le temps est venu de baisser les bras, de signer sa démission forcée. A quarante ans, il se sent las et humilié – il a tout perdu dans ce combat, même sa femme et son fils, qu’il n’a pas pris le temps d’aimer. En lui, tout demande à s’éteindre, à disparaître. Seul demeure un vague espoir, le presque rêve de partir loin, de disparaître sans laisser de trace.

Une journée de plus à la tête de son naufrage : Vincent doit partir pour vingt-quatre heures en Grèce afin de rencontrer un client qui tarde à payer ses commandes. Sur place, il décide d’occuper sa soirée en sorties alcoolisées – l’ami d’un ami vient d’ouvrir un bar, c’est l’occasion d’aller le saluer.
Il est encore tôt et la nuit s’annonce plutôt chaude, Vincent glisse sur les trottoirs et se laisse porter par les sinuosités de la route, s’asseoit à la terrasse d’un café, observe – aveugle – les passants. Son regard est vide, tout son être est vide. Las, il entre dans un bar et suit le mouvement de foule vers le fond de la pièce, là une petite porte mène à une scène couverte. Deux artistes s’y produisent, de la musique en images. Derrière le paravent, l’ombre de l’artiste. Vincent est captivé par les mouvements féminins et gracieux, il observe les hanches étroites, les épaules rondes et fines, les traits du visage qui semblent délicats. Lorsque l’artiste vient saluer son public, Vincent est subjugué par sa beauté. Pour la première fois, il ressent de l’attraction pour un homme. Il se moque de lui-même et de sa confusion, puis quitte la pièce pour retrouver le bar de son ami, qui doit être ouvert à présent.
Sa soirée se poursuit au rythme de l’alcool. Il enchaîne les verres, bercé par la musique forte et les discussions alentours. Son regard se perd dans les salles qui se remplissent à mesure que la nuit s’installe, et il se perd lui même dans cette contemplation indécente d’autrui.
Soudain, son regard s’accroche à un visage. Un regard radieux, des lèvres qui bougent dans des rires sonores : le jeune musicien vient d’entrer et Vincent ne voit plus que lui. Dans ce corps masculin plein de vie, d’espoirs et de joies, il se revoit dix ans plus tôt. Un sentiment de compassion, inexplicable, l’étreint. Ensuite, vient le désir. Puissant, incontrôlé, qui monte en lui et le possède entièrement. Poussé par l’alcool, conscient d’avoir déjà tout perdu, Vincent oublie sa raison et laisse parler ses envies – il engage la conversation et, bientôt, pose une main sur la hanche du jeune grec, Théo. Lorsqu’arrive le moment de quitter le bar, Théo lui demande de l’attendre. En silence, ils marchent vers l’hôtel de Vincent, montent dans sa chambre. Vincent se demande s’il sera capable de baiser un homme, si son désir sera assez fort. La porte se ferme, Théo laisse glisser son bermuda sur le sol. Vincent s’oublie, et sa passion se déchaîne. 

Les jours suivants, Vincent s’efforcera d’oublier cette nuit là. Oublier l’odeur et le goût de l’Autre, oublier son corps magnifique, la texture de sa peau. Les courbes d’un homme noient ses pensées. Dans la glace, il revoit les dents enfoncées dans sa chair, les mains agilent parcourant son corps. Il se revoit lui, dévorant Théo durant des heures, le sexe irrité, presque en sang de ces va-et-vients puissants. Il ne peut oublier cette nuit grecque. Il se réveille la nuit, gonflé de désir pour cet homme, frustré de ne trouver que sa femme à ses côtés – une femme qu’il ne touche plus depuis bien longtemps. Le désir est un monstre qui croît en lui, dans ses entrailles, qui hurle le manque de l’Autre. Par téléphone, Vincent propose à Théo de venir passer quelques jours à Paris. Et Théo vient.
Ce rendez-vous s’impose à Vincent comme la révélation de son désir homosexuel qui ne peut plus être refoulé. Désormais, il ne pourra plus faire machine arrière. Théo est partout, et chaque minute loin de lui l’obsède. Il ment à sa femme, oublie son fils, dépense des sommes considérables dans des hôtels et de luxueux cadeaux, s’oublie totalement pour vivre cette passion indécente.
En lui, une flamme s’est allumée. Une infime parcelle de vie, d’espoirs et de désirs qui refuse de mourir et prend le contrôle de Vincent, éclairant un nouveau chemin.

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Un livre que j’ai lu, puis relu. La première lecture fut sauvage et sans pudeur : l’auteur pose les bases de son récit avec talent, alliant efficacité et rapidité, et très vite l’histoire de ce pauvre type nous tient par les tripes : on veut en savoir plus, comprendre jusqu’où ce délire va le conduire, quelles proportions ce désir incontrôlable va prendre. Les pages se tournent toujours plus vite, les mots défilent et on s’accroche à cette histoire qui tient un rythme juste parfait. J’ai notamment apprécié que Pierre Vens prenne le soin de moduler son écriture selon les situations – ainsi, l’écrivain entretient un rythme lapidaire et effréné au cœur de la passion, parfois brutal dans la violence des gestes, mais il sait également ralentir sa plume et offrir un style plus doux  et contemplatif lors des promenades en ville. Sa plume est ancrée au réel.

« Il a besoin d’être seul. Le petit résidu de vie qui lui reste vacille comme la flamme d’une bougie sous cloche. Ce qui demeure vivant en lui, il ne veut plus le partager avec personne, de peur de le voir s’éteindre définitivement. Son dernier souffle, il veut le protéger, y compris de sa propre femme. Il ne pense plus à les rendre heureux, ceux qu’il aime, il veut juste survivre encore un peu. »

Pierre Vens offre un roman d’une belle profondeur psychologique et dans lequel chaque personnage est fouillé et intelligemment construit. Prenons par exemple l’épouse de Vincent, personnage effacé, victime des ambitions déçues d’un mari devenu distant et égoïste. Bien qu’elle n’apparaisse que rarement dans ce roman, Pierre Vens prend le temps de la décrire avec une grande finesse, dressant un portrait de femme frappant de réalisme. La plume est parfaite, précise, légère mais réfléchie, de sorte que la souffrance de France transparaît dans le moindre de ses gestes, jusqu’à la mèche de cheveux qu’elle remet en place discrètement.

« Elle allume la chaîne, reconnaît les premières notes de cette symphonie qu’elle aime tant. Pendant des années, elle pleurait à chaque fois qu’elle l’écoutait. Elle ne pleure plus. Elle est sèche. En elle, un bloc de granit fissuré à absorbé les larmes. Les rires aussi. »

Le roman se dévore en quelques heures, jusqu’aux dernières pages attendues et redoutées, apaisantes. Vient alors la seconde lecture, presque juste après, le lendemain ou le surlendemain, pour ressentir à nouveau ce tourbillon d’espoir et d’envies, pour se laisser emporter une nouvelle fois par ce désir fou et douloureux d’un homme pour un autre homme. Cette fois la lecture est plus lente, plus réfléchie : on déguste, on prend le temps de savourer les mots, les descriptions, de retenir les indices d’une compréhension plus profonde de cette oeuvre.
Roman aussi talentueux qu’inattendu, La Nuit Grecque peut en effet se lire différemment selon l’interprétation que l’on fait des personnages de Vincent et Théo. C’est un roman intéressant et subjuguant par sa capacité à raconter le réel, le désir, l’indicible. Il y a surtout cette fin, spectaculaire, qui invite à une deuxième lecture plus minutieuse. Alors ce que Vincent n’a pas vu, ce que ses yeux désespérés ont ignoré, prend forme, et c’est avec une certaine tristesse que l’on comprend finalement l’un et l’autre des personnages. Un beau premier roman.

« Le manque de Théo est un poison qui s’insunie en lui, qui se diffuse partout, dans chaque veine, dans chaque organe. Il sent vivre et grandir un monstre, caché dans l’obscurité de ses entrailles et qui le met dans un état de fébrilité qu’il n’a jamais connu. Son ventre est noué et lourd, son dos se couvre de picotements comme de petites griffures, sa nuque se raidit puis se relâche au rythme d’ondulations qui viennent des prodondeurs. Il n’est pas malheureux, juste épuisé de ces flux qui le prennent, le projettent tout entier vers le souvenir de l’absent puis l’en éloigent progressivement pour l’abandonner, malmené par le ressac. »

Je remercie Gilles Paris et les éditions Albin Michel pour leur confiance.