Du domaine des Murmures

http://www.pagedeslibraires.fr/liv-3173-du-domaine-des-murmures.jpgEcrit par Carole Martinez,

Publication le 08/02/2013 chez Folio,

240 pages, 6€50.

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Délicieux récit onirique doublé d’un magnifique texte mystique, l’histoire Du domaine des Murmures s’impose au lecteur et le pénètre entièrement, semblable à un rêve, puis disparaît pareillement, dans une brume de réflexion et d’éclats d’images qui peuplent l’esprit tout une journée durant. C’est un souffle historique et romanesque léger, à peine perceptible et pourtant étonnamment puissant, qui entraîne le lecteur dans un fabuleux voyage dans le temps.

« Un menu souffle se lève sur le blanc de la page, se faufile entre les pierres, nous remue l’âme, et c’est dans son haleine que s’esquisse l’ombre vivante d’un château semblable à ceux qu’on se bâtissait enfant. Et ce sanctuaire spectral dévore le monument majestueux qui se tenait historique et solide sous nos yeux, il y a quelques secondes à peine. Les murmures dessinent des ombres fugitives sur sa façade austère et nous attendons le coeur battant, nous attendons d’y voir plus clair.
La tour seigneuriale se brouille d’une foule de chuchotis, l’écran minéral se fissure, la page s’obscurcit, vertigineuse, s’ouvre sur un au-delà grouillant, et nous acceptons de tomber dans le gouffre pour y puiser les voix liquides des femmes oubliées qui suintent autour de nous. »

Du domaine des Murmures est l’histoire d’un seigneur et de sa jeune fille, Esclarmonde, torturée par son époque et par sa condition. Située quelque part entre le récit de chevalerie et le conte merveilleux, cette oeuvre s’inscrit également dans la lignée des romans réalistes historiques – mais demeure néanmoins pleinement vivante. Le passé revit au-travers de mots imagés et plein de sens et, aussi animé qu’un être humain, ce roman en explore l’Âme. La folie des hommes heurte le destin brisé de ces femmes courbées et les êtres apparaissent entiers, modelés de douceur et de violence, de vertus et de vices. 

Esclarmonde est une jeune femme emprisonnée par les mœurs de son époque et la rude autorité paternelle, elle est condamnée à épouser un homme aussi cruel qu’immoral et à devenir le réceptacle de ses semences sans jamais pouvoir s’exprimer. Toutefois, dans le dédale de ses souffrances, un chevalier apparaît pour la délivrer : Dieu se présente en sauveur.

Esclarmonde accepte avec reconnaissance cette foi salvatrice à laquelle elle s’abandonne toute entière. Ainsi, le jour de son mariage, la jeune femme élève la voix et refuse, pour la première fois, ce qu’on lui impose : elle rejette ce mariage arrangé et se déclare habitée par la passion du Christ. Devant une assemblée médusée par ses propos, l’adolescente se coupe une oreille et, enhardie par ce sacrifice symbolique, demande à épouser Dieu puis à être emmurée vivante à Ses côtés.

Enragé, son père n’a d’autre choix que de se soumettre à la volonté divine et fait construire une minuscule chapelle attenante au château des Murmures. Deux années s’écoulent avant que la construction ne s’achève puis, Esclarmonde, alors âgée de dix-sept ans, prononce ses vœux et fait ainsi le choix volontaire d’être recluse du monde dans son tombeau de pierres.

« On nous assomme de règles et de fables pour nous faire tenir en place, alors que le monde est le même au-delà du grand calvaire. Rassure-toi, l’horizon ne cache aucun démon. Peut-être serais-je moi aussi partie à l’aventure si je n’avais pas été si bien gardée depuis l’enfance ? Mais je n’ai trouvé un peu d’espace que dans le vol de mon faucon et dans la prière, la seule route que ce temps m’ait laissée est un chemin intérieur. J’ai creusé ma foi pour m’évader et cette évasion passe par le reclusoir. »

Pauvre enfant qui croyant se protéger de la douleur et des vices des hommes s’est volontairement cloîtrée pour tenter d’exister ! Dans la candeur de sa jeunesse, elle n’a pas songé qu’ainsi elle se condamnait à ne jamais connaître le bonheur essentiel de vivre, d’aimer et d’être aimer, que la beauté même de la Nature et de la Création lui seraient à jamais interdits. Ce triste récit prend alors des allures de fable car Esclarmonde comprend, hélas trop tard, que la tragédie de son existence n’est pas seulement due aux hommes, mais surtout à sa bêtise involontaire, à son inconséquence ainsi qu’à l’emportement de sa jeunesse. 

« C’est alors que je l’ai vue, tapie dans l’ombre à mes côtés. Mon coeur a bondi dans ma poitrine. Elle ne disait ien, elle m’observait, recroquevillée dans un coin. Comment avait-elle pu se glisser dans mon monde sans que je m’en aperçoive ? Comment avait-elle réussi à entrer dans cette tombe scellée ? Elle ne bougeait pas ou à peine et je ne fixais jamais son visage de peur que cela ne la poussât à se déplier ou à m’approcher.
Cette créature affreuse, Mort ou démon, semblait remodelée sans cesse, comme de la vase qu’on remuerait, si bien que je ne parvenait pas à m’en faire une familière. J’avais beau la savoir là, je sursautais chaque fois que mon regard tombait sur cette forme sombre. »

Par bonheur, au-travers de ce roman, Carole Martinez délivre un songe tragique empreint d’une poésie aérienne, mais également un conte merveilleux profondément sombre d’une tendre délicatesse. Dieu est là, merveilleux et salutaire ! Ainsi, alors que de terribles émotions saisissent le lecteur à la gorge, le bonheur semble soudainement caresser Esclarmonde : des visions envahissent son esprit affamé et aveugle puis, délivrée d’un corps aussi lourd qu’inutile, son âme voyage au-travers des pays, au-delà des océans et des terres. C’est une délivrance incroyable et miraculeuse, d’une beauté onirique surprenante. Alors que notre siècle nous incite à la seule croyance en une science inébranlable et infinie, on se surprend à rêver à cette grâce Divine, à cette magie soudaine et radieuse.

Ce court roman d’une grande richesse explore également l’Amour, ce sentiment intemporel et inexplicable. Grâce à l’histoire d’Esclarmonde, le lecteur redécouvre la noblesse de l’Amitié, l’incomparable douceur de l’Amour Maternel ainsi que la douloureuse puissance de l’Amour interdit. Dans cette œuvre, tout est triste et tragique, mais tout y est sublimé et magnifique.

« J’ai compris cette douleur à laquelle Dieu avait condamné les femmes depuis la chute. L’enfantement n’était pas seulement une torture physique, mais une peur attachée comme une pierre à une joie intense. Les mères savaient la mort déjà à l’oeuvre dès le premier souffle de leur enfant, comme accrochée à leur chair délicate. Souviens-toi que tu es poussière !
J’avais encore son parfum sur les mains, la douceur de sa peau au bout de mes doigts, l’empreinte de sa tête sur mon épaule. La peau fine de mes seins, où toutes mes humeurs se déversaient soudain par jets, allait se déchirer comme tissu, mon être éclaterait bientôt tant mon corps débordait de tendresse et de lait.
Ô ce vide en mes bras comme un creux en mon âme ! »

La plume de l’auteur est admirable, le style est soigné et le vocabulaire parfaitement choisi. Les mots véhiculent des émotions si intenses qu’elles bouleversent le lecteur, et il y a comme une poésie inconsciente dans chaque phrase, une délicatesse et une douceur constantes qui confère au récit le charme du rêve éveillé. C’est comme si l’on marchait en plein brouillard et qu’une voix nous murmurait à l’oreille des mots d’un autre temps, berceuse fantastique tel un sucre qui fond dans la bouche. Les personnages sont tendrement travaillés et enrichis au fil des pages, c’est ainsi que sans même s’en apercevoir, on se prend d’affection pour ces êtres dévorés par leurs propres démons. Leur bêtise, si humaine et si vraie, les pousse aux pires atrocités et l’on ne peut que pleurer le triste destin de ces êtres torturés, souvenir bouleversant d’un autre siècle que murmurent vaillamment les pierres à celui qui veut bien tendre l’oreille…

« Le monde en mon temps était poreux, pénétrable au merveilleux. Vous avez coupé les voies, réduit les fables à rien, niant ce qui vous échappait, oubliant la force des vieux récits. Vous avez étouffé la magie, le spirituel et la contemplation dans le vacarme de vos villes, et rares sont ceux qui, prenant le temps de tendre l’oreille, peuvent encore entendre le murmure des temps anciens ou le bruit du vent dans les branches. Mais n’imaginez pas que ce massacre des contes a chassé la peur ! Non, vous tremblez toujours sans même savoir pourquoi. »

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Je remercie sincèrement les éditions Folio du groupe Gallimard pour la confiance dont ils m’honorent et pour cette superbe découverte littéraire.